BASTIAN (Novel) - Chapitre 14
Au milieu de la foule animée du déjeuner du samedi, une table de distinction attira tous les regards. L’endroit, prisé des riches et célèbres, laissait transparaître l’intention évidente du repas.
Mais Bastian, implacable, se laissa entraîner dans le jeu des entremetteurs, saisissant l’occasion de retrouver Odette dans un futur proche, n’y voyant aucune raison de refuser.
L’accident causé par la princesse semblait avoir été maîtrisé, mais à mesure que les jours passaient, les rumeurs prenaient de l’ampleur. L’idée que la tragédie de la génération précédente se répéterait grandissait. Un certain nombre d’imbéciles étaient également gravement effrayés que leur relation avec Bellof soit brisée à cause d’un mariage national déformé.
— Avril est vraiment un mois fou. Quand les fleurs sont en pleine floraison, l’hiver revient. L’amiral Demel changea délicatement de sujet après avoir loué le duo si bien assorti. — Ce serait dommage si le match devait être reporté à cause du temps.
Le regard de l’amiral croisa celui de la comtesse âgée, et il poussa un léger soupir empreint de gravité. Bastian, attentif au but de leur réunion, s’immisça dans la conversation avec une observation subtile. Et ainsi, ce fut la comtesse Trier, la chaperonne d’Odette, qui fit son mouvement.
— Il semble qu’il se passe quelque chose de significatif, remarqua-t-elle.
— En effet. répondit l’amiral, saisissant l’occasion. — Le week-end prochain aura lieu le match annuel amical de polo entre la Marine et l’Armée. C’est un événement apprécié qui favorise la camaraderie entre les deux forces.
— Je vois. Je suis sûre d’en avoir entendu parler. Le capitaine participe-t-il aussi au match ? questionna la comtesse Trier en se tournant vers Bastian.
— En effet, Comtesse. Avec une compréhension avisée des desseins des entremetteurs, Bastian répondit de manière appropriée. Odette, qui dînait en silence, leva enfin les yeux, son assiette encore pleine de nourriture non mangée.
— Le capitaine Klauswitz, vous voyez, est un modèle parmi les joueurs de l’amirauté, révéla l’amiral. — À l’exception d’un bref passage sur le front outre-mer, il a toujours été un pilier lors des matchs annuels et a constamment bien performé.
— Ah, il est vraiment un héros sous tous ses aspects, dit la comtesse Trier avec admiration.
— Oui, sa maîtrise des arts martiaux et sa débrouillardise sont inégalées, et je ne serais pas surpris qu’il prenne bientôt le commandement de la flotte, ajouta l’amiral Demel.
Odette regarda les restes non touchés de son repas avec un froncement de sourcils pensif. Elle soupira silencieusement avant de lever à nouveau les yeux. Elle remarqua le réarrangement des couverts et se rendit compte qu’elle ne pourrait pas finir le festin devant elle.
L’amiral Demel, quant à lui, poursuivait sa conclusion avec confiance :
— Je peux vous assurer, il est véritablement un bijou parmi les soldats, un trésor naval sous tous les rapports. Mais l’amiral n’était pas au courant que le trésor dont il parlait avait été éclipsé par le plat de bar que l’on lui avait servi.
La comtesse Trier intervint :
— Et tout ce qu’il lui faut maintenant, c’est une épouse convenable. À vingt-six ans, il est grand temps pour lui de fonder une famille. Son regard perçant, aussi froid qu’un chat endormi, se posa sur Bastian, dévoilant ses véritables sentiments glacés.
— Oui, Comtesse, bien sûr. L’amiral Demel lâcha un petit rire gêné et, avec un brin d’empathie dans la voix, proposa : — Lady Odette, si votre emploi du temps le permet, pourquoi ne pas vous joindre à nous pour un passionnant match de polo ? Je vous assure que ce sera une expérience des plus agréables.
En s’adressant à Odette, l’amiral accomplissait son devoir sous forme d’une simple invitation. Si ce n’avait été son devoir envers les souhaits de l’empereur, il n’aurait jamais accepté ce stratagème de mariage.
Malgré son héritage impeccable et sa beauté envoûtante, la jeune femme manquait de substance. Pour Bastian, ce mariage n’était qu’un moyen d’améliorer sa position sociale, et pour la jeune femme, c’était une occasion unique.
Odette accepta avec grâce :
— Ce serait un honneur d’y assister si l’invitation m’est faite.
Alors que l’amiral Demel luttait avec le poids de son devoir envers l’empire, il était prêt à sacrifier l’un de ses chers subordonnés.
— Alors, qu’il en soit ainsi. Un sourire de soulagement se dessina sur le visage de l’amiral, qui se débarrassa de son malaise et endossa pleinement son rôle. La table fut débarrassée et les desserts servis alors qu’ils attendaient avec impatience le week-end à venir.
L’amiral Demel mangea son dessert avec hâte, désireux de mettre fin à cette mascarade. Il en était de même pour Bastian et la comtesse. Mais Odette, elle, savourait chaque bouchée de son assiette à peine entamée dans le silence.
Après le repas, l’amiral Demel prit congé de la comtesse Trier et quitta le restaurant, laissant Odette sous la garde de Bastian.
— Capitaine Klauswitz, l’amiral Demel et moi devons discuter, nous aimerions donc que vous raccompagniez Odette.
Une fois leurs affaires conclues, la comtesse Trier et l’amiral Demel se dirigèrent vers la voiture qui les attendait. L’amiral, visiblement satisfait des résultats de leurs discussions, fit un signe de tête à Bastian avant de suivre la comtesse à l’intérieur.
La voiture, décorée de dorures et d’une couleur crème, emporta les deux conspirateurs, laissant Bastian et Odette seuls. Tous deux se regardèrent, leurs yeux se croisant alors qu’un nouveau chapitre de leurs vies commençait. Puis, sur une douce invitation, Bastian guida Odette vers le véhicule qui les attendait.
— On y va ?
Le visage impassible de Bastian s’illumina d’un sourire éclatant. Odette acquiesça d’un simple signe de tête avant de détourner le regard.
Bastian l’escorta et retrouva le serveur qui venait de livrer l’automobile. Ce soir-là, la valse fut aussi exquise que le mouvement fluide de l’ouverture et de la fermeture de la portière passager.
Il n’y avait aucun endroit où elle pouvait fuir à cet instant.
Odette se répéta ce fait en se préparant mentalement. Elle devait assumer la responsabilité de son choix. Bien sûr, ce serait difficile.
Un frisson lui parcourut l’échine à la réalisation de l’incertitude qui l’attendait sur cette route semée d’embûches et de possibles chagrins. Mais elle demeura inébranlable, comme toujours, ayant appris à affronter la vie avec une résilience indomptable.
Bastian s’installa derrière le volant, son expression redevenue sérieuse, aussi froide que le ciel d’hiver. Inspirant profondément, Odette sut qu’elle était prête à affronter ce que l’avenir lui réservait.
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— Prévenez-moi si vous avez une idée d’endroit où aller.
Bastian rompit finalement le silence alors que leur véhicule s’immobilisait à une intersection. Odette, dont le regard était fixé sur le chaos des voitures zigzaguant dans la voie opposée, tourna brusquement la tête, surprise.
— Mon savoir en la matière est limité, répondit-elle d’une voix douce, aussi légère qu’une brise estivale.
— En la matière ?
— Les relations entre un homme et une femme… si vous voyez ce que je veux dire.
D’un air pensif, Odette lui offrit une réponse sincère :
— Je vais simplement suivre les instructions du capitaine.
Un léger sourire effleura les lèvres de Bastian tandis qu’il l’observait avec curiosité.
— Eh bien, je ne pense pas que ce soit une très bonne idée, déclara-t-il avant de reporter son attention sur la route.
Sa réponse énigmatique fit froncer les sourcils d’Odette.
Avait-elle mal interprété ses paroles ?
Le train poursuivait sa course sur les rails, le cliquetis apaisant des roues servant de fond sonore à ses réflexions.
Elle était habituée aux voitures à chevaux ou aux tramways, mais cette vue de la ville lui était étrangère.
— Je pense qu’un lieu où de nombreux regards se posent serait idéal, s’il s’agit d’une rencontre destinée à alimenter les rumeurs.
Alors que le véhicule glissait sur l’élégant boulevard Preve, l’esprit d’Odette s’emballa, cherchant la solution idéale. Les lumières scintillantes des boutiques de luxe et des grands hôtels baignaient la ville d’une lueur douce et brumeuse.
— Cela me semble être l’approche la plus pragmatique, approuva Bastian en observant le paysage animé du centre-ville.
Devant eux, l’Opéra se dressait majestueusement, sa façade illuminée par le crépuscule naissant. Malgré l’heure encore précoce, la représentation allait bientôt commencer, rendant presque impossible l’obtention d’un siège convoité.
Le grand magasin débordait d’activité, une marée humaine se pressant à l’intérieur, rendant toute individualité insignifiante dans la foule.
Enfin, le regard de Bastian se posa sur un hôtel somptueux, à l’aura imposante. Pourtant, il savait qu’il ne pouvait pas se permettre de s’engluer davantage dans cette situation avec cette créature délicate.
L’automobile s’arrêta à l’intersection du boulevard Preve, là où deux musées se faisaient face.
— Aimez-vous la peinture ?
Bastian plissa légèrement les yeux en contemplant le musée d’Histoire de l’Art. La façade du bâtiment était ornée d’une immense affiche annonçant une exposition spéciale. Lieu de rencontre prisé par les femmes riches en quête de divertissement, ce n’était pourtant pas un mauvais choix.
Après une courte réflexion, Odette exprima son approbation d’une voix calme :
— … Oui. J’aime cela.
Hochant la tête, Bastian dirigea le véhicule vers leur destination avec assurance. Dans le parking, de somptueuses calèches et de luxueuses automobiles étincelaient sous l’éclat des réverbères.
Bien que l’entrée arrière fût plus proche, Bastian choisit de conduire Odette vers la porte principale, un choix qui ne passerait pas inaperçu.
Alors qu’ils gravissaient les marches du musée, Odette s’arrêta soudainement, abandonnant son attitude docile pour une expression empreinte d’émerveillement.
Un doux sourire éclaira son visage lorsqu’elle leva les yeux vers le ciel. Bastian comprit aussitôt la raison de son trouble : des flocons de neige tombaient doucement, se mêlant aux branches en fleurs.
Le printemps à Ratz était réputé pour son climat imprévisible, et pourtant, la vision de ce ciel enneigé semblait captiver Odette, son regard perdu dans une rêverie silencieuse.
Bastian ne put s’empêcher de s’interroger sur l’âge véritable de cette femme énigmatique.
Un flocon vint se poser sur les cils d’Odette, la faisant cligner des yeux avec étonnement.
À cet instant, elle lui parut plus douce et plus jeune que jamais.
Debout sous la neige tombante, Bastian songea à Odette, si fragile, si vulnérable. Une pensée fugace, éphémère comme un flocon fondant au creux de sa paume, semblable aux pétales d’une fleur emportée par les vents du printemps.
S’il avait d’abord considéré sa présence comme un obstacle, il comprenait à présent qu’elle était aussi une opportunité inattendue. Grâce à elle, il pouvait s’ancrer pleinement dans ce monde et désamorcer la bombe à retardement qu’était la princesse.
Sur le plan stratégique, un mariage avec Odette offrirait des avantages considérables. Elle possédait un nom noble et une ascendance respectable, même si elle avait dû toucher le fond pour survivre. Si le mariage de Bastian Klauswitz avec une telle femme pouvait renforcer sa position, alors il n’hésiterait pas à l’exploiter jusqu’à ce qu’elle ne lui soit plus d’aucune utilité.
Alors qu’il parvenait à cette conclusion implacable, Odette inclina légèrement la tête, l’observant de ses grands yeux aux cils épais. Était-ce une curiosité timide ou une crainte diffuse ? Quoi qu’il en soit, cette émotion lui semblait inhabituelle pour une femme qui s’apprêtait à vendre son avenir pour échapper à l’abîme.
À la fin de l’exposition, une foule de dames de la noblesse émergea du musée, bavardant avec animation.
D’un geste fluide et assuré, Bastian ôta sa casquette d’officier, dévoilant son visage aux regards curieux.
Puis, dans une élégance maîtrisée, il tendit son bras à Odette et l’escorta sur les marches du musée d’Histoire de l’Art, sous les regards captivés des spectateurs.