High Society - Chapitre 6
Ephonie répondit d’un ton froid et formel :
— Les dames de la noblesse ne se lavent pas seules.
— Mais personne ne verra… Vous savez déjà que j’étais cireuse de chaussures…
— Je verrai. Et je vous prie de ne pas mentionner cela dans cette maison. Une dernière chose : ce que je vous dis n’est pas une suggestion. C’est un ordre de monsieur. Il souhaite que vous deveniez une véritable lady. Si je ne le fais pas, monsieur Césare viendra lui-même vous aider à prendre votre bain.
Son ton était ferme, assuré. Il était évident que si Adèle refusait, Césare en serait immédiatement informé.
Elle relâcha lentement son emprise sur sa robe.
— …D’accord. Aidez-moi.
Lorsqu’Adèle entra dans la salle de bain, elle retira son chapeau avec une expression résignée. Ses cheveux ondulés tombèrent sur ses épaules comme une cascade. Ephonie l’aida ensuite à se débarrasser de sa robe usée.
« … »
Dès qu’Ephonie vit son corps dénudé, ses yeux s’agrandirent légèrement sous l’effet de la surprise.
Adèle détourna le regard.
Elle ne voulait pas que quelqu’un voie son linge élimé, ni les ecchymoses qui s’étendaient sur sa peau comme des taches de moisissure.
Gênée, elle murmura :
— Les bleus disparaîtront vite. J’ai l’habitude des coups. Ce genre de blessures ne laisse pas de traces.
« … »
Mais Ephonie ne répondit pas, et une vague d’inquiétude s’empara soudain d’Adèle.
Et si son corps était jugé trop « impur » pour poursuivre l’imposture ?
— …Allez-vous en parler ?
Elle croisa le regard d’Ephonie.
L’expression fugitive qu’elle avait perçue dans ses yeux bleus disparut aussitôt.
— Madame, tant que vous ne montrez pas votre corps au jeune seigneur Della Valle avant le mariage, tout ira bien.
— Loués soient les dieux…
Adèle poussa un discret soupir de soulagement.
Ephonie, silencieuse, rassembla les vêtements sales.
— Mais les robes portées par les dames de Fornati sont taillées dans des tissus fins. Il faudra accélérer le processus de guérison. Ces vêtements peuvent-ils être jetés ?
— Oui.
— Merci. Vous devrez manger au moins quatre fois par jour. Une lady doit avoir des formes élégantes, et vous êtes bien trop maigre.
Après un instant de réflexion, Ephonie ajouta :
— Souhaitez-vous que je vous prépare quelque chose ? Y a-t-il un plat que vous aimeriez manger ?
Cette question surprit Adèle plus que tout le reste.
****
Avant d’entrer dans la salle à manger, Ephonie demanda :
— Vous n’êtes pas encore habituée aux repas de la noblesse. Puis-je choisir les plats pour vous ?
Adèle réfléchit un instant avant de répondre :
— Tant que ce n’est pas avarié, tout me conviendra. Je peux même manger des insectes.
— Ne pas faire de caprices à table est le signe d’une véritable dame. Je vais m’occuper de votre menu.
Le repas qu’Ephonie choisit pour Adèle était tout simplement exquis. Il n’y avait pas de mot plus juste.
En apéritif, on servit un vin blanc aux notes florales. En entrée, une bruschetta au saumon fumé enveloppé dans du cresson. Puis vinrent un carpaccio de bœuf accompagné de roquette et de céleri, des linguines aux maquereau et à l’ormeau, ainsi qu’un flétan rôti avec des pommes de terre sous une sauce tomate.
Chaque plat était si délicieux qu’elle aurait bien léché son assiette. Si ce n’avait été pour la présence d’Ephonie, peut-être l’aurait-elle fait.
La servante, qui ne s’éloigna pas d’Adèle tout au long du repas, lui prodigua des conseils :
— Utilisez les couverts en commençant par l’extérieur et progressez vers l’intérieur. Ne posez pas les coudes sur la table. Et ne gardez pas vos mains sous la table pendant le repas.
Il n’y avait aucun regard réprobateur dans ses yeux. Ephonie était une gouvernante exemplaire.
Adèle enregistrait chacune de ses recommandations, reconnaissante de son calme inébranlable.
La prochaine fois, il faudra manger plus vite, avant que les plats ne refroidissent. Même si, même tièdes, ils restaient incroyablement bons.
Quand on lui servit une panna cotta en dessert, Adèle n’en laissa pas une miette, puis jeta un regard discret à Ephonie.
Avait-elle mangé comme une affamée ?
— Je suis ravie de voir que vous avez bon appétit, madame.
Comme il convenait à une femme de son âge, Ephonie semblait satisfaite qu’Adèle ait bien mangé.
Après le repas, Adèle passa une légère étole de mousseline sur ses épaules et partit en visite des lieux.
— Vous devez maintenant vous familiariser avec la disposition du palais. Ici se trouve la bibliothèque, là la salle de réunion, cette longue galerie mène au salon de billard. La salle à manger est par ici…
Infatigable, Ephonie continuait à lui expliquer l’architecture du palais tandis qu’Adèle la suivait en silence, mémorisant chaque chemin.
Contrairement aux ruelles tortueuses de Fornati, l’endroit était spacieux et la circulation si fluide qu’il était aisé de tout retenir.
Alors qu’elles traversaient la cour intérieure du premier étage, le regard d’Adèle fut attiré par une grande fenêtre surplombant le jardin.
Se pouvait-il que ce soit la chambre d’Eva Buonaparte ?
Elle voulut poser la question, mais supposa que l’emplacement de la maîtresse de maison devait rester confidentiel. Elle opta donc pour une autre interrogation :
— Où est la présidente ?
— Vous devez l’appeler « madame la doyenne », corrigea doucement Ephonie. « Présidente » est son titre officiel. Mais vous faites partie de la famille, il est donc plus approprié d’utiliser « madame la doyenne ».
Elle hésita un instant avant d’ajouter :
— Bien sûr, le plus juste serait de l’appeler « grand-mère », mais dans votre cas…
Le sens de ses paroles était évident : Eva n’apprécierait sans doute pas qu’une ancienne cireuse de chaussures l’appelle ainsi.
Adèle hocha la tête.
— Compris. Où se trouve madame la doyenne ?
— Ses appartements sont situés au premier étage, dans l’aile droite. Actuellement, elle est en déplacement pour les affaires de la seigneurie.
Mieux valait éviter cet endroit.
— Et mon frère ?
— Il réside dans la partie centrale du premier étage.
— Je vois.
Encore un endroit à éviter. Décidément, cette maison était un champ de mines.
Adèle identifia mentalement les zones où il lui valait mieux ne pas s’aventurer, puis continua de suivre Ephonie.
La visite de l’intérieur du palais prit toute la journée, et pourtant, elle n’était pas terminée. En fin de journée, Ephonie précisa :
— Nous verrons plus tard les neuf jardins entourant le palais. Quant à la cour extérieure, vous ne pourrez la visiter qu’avec l’autorisation du maître de maison.
Ainsi s’acheva sa première journée au sein de la demeure Buonaparte.
De retour dans sa chambre aux teintes vert tendre, Ephonie lui expliqua l’usage de chaque objet.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, sonnez la cloche. Elle est ici. En tirant sur cette cordelette, une servante viendra, mais je serai la seule à m’occuper de vous. Je vous garantis que je serai là dans les dix minutes.
Adèle ne comptait pas abuser d’une telle attention, mais hocha poliment la tête.
— Que la déesse des mers veille sur votre sommeil.
— Euh… Vous aussi, Ephonie.
Ephonie quitta la chambre en silence, laissant Adèle seule. Après s’être changée en chemise de nuit, elle se glissa sous les couvertures.
Allongée sur le côté, recroquevillée comme une chenille, elle observa la cordelette de la cloche.
Un épais cordon doré pendait non loin du lit.
Si je décidais de mourir, je pourrais me pendre avec cette corde.
Cette pensée lui arracha un sourire. D’un regard circulaire, elle détailla la pièce.
À Santanare, le style décoratif était sobre. Les rideaux, fins, laissaient filtrer la lumière de la lune, baignant la chambre d’un éclat doux.
— Quel silence…
Pas un bruit ne résonnait dans cette maison.
Tandis que dans les masures misérables de son ancien quartier, les nuits étaient toujours bruyantes—des marins ivres qui se battaient, des bandits qui s’affrontaient, des familles qui se disputaient l’argent jusqu’à l’aube.
Adèle se roula un peu plus dans ses couvertures, fascinée par cette quiétude.
Ainsi donc, il existait des lieux comme celui-ci.
La vie pouvait être différente.
— Dommage que Clarice ne soit pas là.
Clarice était sa voisine et sa seule amie.
Elle était aussi la seule à savoir que le « cireur de chaussures muet Abel » était en réalité Adèle.
Adèle regretta de ne pas lui avoir annoncé son départ en personne, mais Clarice passait rarement la nuit chez elle, et la veille, elle n’était pas rentrée.
J’ai laissé une lettre expliquant vaguement la situation, mais qui sait quand elle la trouvera ?
— Quand Clarice lira ma lettre, elle sera sûrement stupéfaite.
« Adèle ! Tu dors dans une chambre de princesse ! Je suis jalouse ! Tu m’emmèneras comme servante, pas vrai ? Hein ? »
Adèle sourit en imaginant si distinctement la réaction de son amie, aussi claire que la pleine lune sur la mer.
— C’est vrai… Je dors dans une chambre de princesse…
Incroyable.
Hier encore, elle mourait de faim et buvait l’eau d’une fontaine pour tromper son estomac vide.